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D’un seul mouvement, j’écrasai le frein et mis le levier au point mort, puis défis ma ceinture, ouvris la portière, et jaillis de la voiture. J’étais conscient de laisser Clayton se débrouiller tout seul, mais, à ce stade, je ne pensais qu’à Cynthia et à Grace. Je n’avais pu les repérer lors des deux secondes dont j’avais disposé pour visualiser la situation, mais le fait que la voiture de Cynthia soit encore au sommet du précipice, et non dans le lac, me sembla un signe d’espoir.
Je heurtai le sol en roulant dans l’herbe haute, puis tirai au jugé quelques coups de feu vers le ciel. Je voulais faire savoir à Jeremy que j’avais également une arme, même si je la maniais sans aucune compétence. Ensuite, je pivotai sur l’herbe de façon à regarder l’endroit où il s’était trouvé, mais il n’était plus là. Éperdu, je le cherchai des yeux, et vis sa tête se dresser craintivement au-dessus du capot de l’Impala marron.
– Jeremy ! criai-je.
– Terry !
C’était la voix de Cynthia. Qui hurlait de sa voiture.
– Papa !
Grace, maintenant.
– Je suis là, chérie !
Une autre voix jaillit de l’Impala :
– Tue-le, Jeremy ! Tire-lui dessus !
Enid, assise sur le siège passager.
– Jeremy, le hélai-je de nouveau. Écoutez-moi. Votre mère vous a raconté ce qui s’est passé hier soir chez vous ? Elle vous a dit pourquoi vous deviez partir aussi vite ?
– Ne l’écoute pas, vociféra Enid. Tue-le, c’est tout.
– De quoi vous parlez ? me cria Jeremy à son tour.
– Elle a tiré sur un homme, dans votre maison. Un homme nommé Vince Fleming. Il doit être à l’hôpital, à présent, en train de tout raconter à la police. Lui et moi sommes allés à Youngstown la nuit dernière. J’ai fini par tout comprendre. Et j’ai déjà prévenu la police. J’ignore comment vous aviez prévu ça, à l’origine. À mon avis, vous vouliez faire croire que Cynthia était folle, qu’elle avait même quelque chose à voir dans la mort de son frère et de sa mère, pourquoi pas, et qu’elle serait venue ici pour se suicider. C’est à peu près ça ?
J’attendis une réponse. Comme il n’en venait aucune, je poursuivis :
– Mais on a découvert le pot aux roses, Jeremy. Ça ne marchera pas.
– Il dit n’importe quoi, rugit Enid. Je t’ai ordonné de le tuer. Obéis à ta mère.
– Maman, je ne sais pas… J’ai encore jamais tué personne.
– Je m’en fous, prends sur toi ! Tu vas bientôt tuer ces deux-là, rétorqua Enid, dont je distinguais la nuque qui se tourna vers la voiture de Cynthia.
– Oui, mais j’aurais juste à pousser la voiture. Là, c’est quand même différent !
Clayton avait ouvert la portière de la Honda, et posait au ralenti les pieds par terre. Sous la voiture, j’apercevais ses chaussures, ses chevilles nues, tandis qu’il se mettait péniblement debout. Des éclats de pare-brise tombèrent de son pantalon sur le sol.
– Retourne dans la voiture, papa, lança Jeremy.
– Quoi ? glapit Enid. Il est là ?
Elle le vit dans le rétroviseur de sa portière.
– Bordel de merde ! Espèce de stupide vieux chnoque ! Qui t’a fait sortir de l’hôpital ?
D’une démarche traînante, Clayton s’avança vers l’Impala. En l’atteignant, il posa les mains sur le coffre, se remit d’aplomb, reprit son souffle. Il semblait sur le point de s’évanouir.
– Ne fais pas ça, Enid, articula-t-il d’une voix sifflante.
Alors on entendit la voix de Cynthia :
– Papa ?
– Bonjour, ma chérie, répondit-il en essayant de sourire. Comment te dire à quel point je suis désolé de tout ça ?
– Papa ? répéta Cynthia, incrédule.
De ma position, je ne voyais pas son visage, mais j’imaginais quelle expression abasourdie elle devait avoir.
– Fiston, dit Clayton à l’intention de Jeremy, tu dois arrêter tout ça. Ta mère a eu tort de t’entraîner là-dedans, de te pousser à faire toutes ces choses affreuses. Regarde-la, poursuivit-il en désignant Cynthia. C’est ta sœur. Ta sœur, Jeremy. Et cette petite fille est ta nièce. Si tu aides ta mère à faire ce qu’elle te demande, tu ne seras pas un meilleur homme que moi.
– Papa, répliqua Jeremy, toujours accroupi à l’avant de l’Impala. Pourquoi tu lui laisses tout, à elle ? Tu ne la connais même pas. Comment tu as pu être aussi mesquin vis-à-vis de moi et maman ?
– Le monde ne tourne pas toujours uniquement autour de vous deux, soupira Clayton.
– La ferme ! siffla Enid.
– Jeremy ! criai-je. Lâchez ce flingue. Laissez tomber.
Couché dans l’herbe, je tenais le pistolet de Vince à deux mains. Je ne connaissais strictement rien aux armes, mais je savais qu’il valait mieux que je le tienne le plus fort possible.
Il se redressa de son abri derrière l’Impala et fit feu. De la terre jaillit sur ma droite, tout près de moi, et je roulai instinctivement de l’autre côté.
Cynthia se remit à hurler.
J’entendis des pas précipités. Jeremy courait vers moi. Je cessai de rouler, visai la silhouette qui s’approchait, tirai. Mais ma balle rata sa cible, et, avant que je puisse tirer de nouveau, Jeremy frappa mon pistolet du pied, la pointe de sa chaussure heurtant le dos de ma main droite.
Je lâchai prise. Le pistolet vola dans l’herbe.
Son coup de pied suivant m’atteignit au flanc, dans les côtes. Une douleur fulgurante me transperça. Elle eut à peine le temps de me traverser que son pied me frappa de nouveau, cette fois avec assez de violence pour me faire rouler sur le dos. De la terre et des brins d’herbe se collèrent sur ma joue.
Mais cela ne lui suffisait pas. Il y eut un dernier coup.
Impossible de retrouver mon souffle. Jeremy était debout au-dessus de moi, me regardant avec mépris tandis que je cherchais de l’air.
– Tire, répéta Enid. Sinon, rends-moi mon pistolet et je le ferai moi-même.
Il tenait toujours son arme, mais resta là sans bouger. Me loger une balle dans la tête lui aurait été aussi facile que glisser une pièce dans un parcmètre, mais il ne se décidait pas.
L’air commençait à revenir dans mes poumons, ma respiration redevenait normale, mais j’avais horriblement mal. Et, à coup sûr, au moins deux côtes cassées.
Clayton, toujours appuyé contre le coffre pour se maintenir debout, me lança un regard plein de tristesse. Je lisais presque dans ses pensées. On a essayé, semblait-il dire. On a fait de notre mieux. L’intention y était.
L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Je me mis sur le ventre, me redressai avec précaution sur les genoux. Jeremy retrouva mon pistolet dans l’herbe, le ramassa, l’enfouit dans la poche de son pantalon.
– Debout, m’ordonna-t-il.
– Tu m’écoutes ? hurla Enid. Tire !
– Maman, ce serait peut-être plus logique de le mettre dans la voiture avec les autres.
Elle réfléchit un instant.
– Non, objecta-t-elle enfin. Ça marchera pas. Elles doivent aller dans le lac sans lui. C’est mieux. On le tuera ailleurs.
En s’aidant de ses mains, les posant l’une après l’autre, Clayton se déplaçait le long de l’Impala. Il semblait toujours au bord de la syncope.
– Je… Je crois que je vais m’évanouir, lâcha-t-il.
– Sale imbécile ! lui cria Enid. Tu aurais dû rester à l’hôpital et crever là-bas.
Je crus que son cou allait se rompre, tant elle devait tourner la tête pour suivre les événements. Les poignées du fauteuil roulant dépassaient du rebord de la portière arrière. Le sol était trop bosselé, trop inégal pour qu’elle puisse l’utiliser et circuler avec.
Jeremy était obligé de choisir entre me garder à l’œil ou aider son père. Il décida de tenter les deux.
– Vous, ne bougez pas, me somma-t-il tout en reculant vers l’Impala, le pistolet pointé sur moi.
Il s’apprêtait à ouvrir la portière arrière pour que son père puisse s’asseoir, mais le fauteuil la bloquait. Aussi ouvrit-il celle du conducteur.
– Assieds-toi, lui dit-il, tandis que son regard passait tour à tour de son père à moi.
Clayton fit péniblement les quelques pas indispensables, puis se laissa tomber sur le siège.
– Il me faut de l’eau, murmura-t-il.
– Oh, arrête de te plaindre, riposta Enid. Bon sang, il y a toujours quelque chose qui ne va pas, avec toi.
J’avais enfin réussi à me hisser sur mes pieds, et m’avançai vers la voiture de Cynthia. Elle était assise devant le volant, Grace sur le siège voisin. Je ne pouvais l’affirmer d’où je me trouvais, mais vu leur façon tellement raide de se tenir, elles devaient être attachées.
– Chérie ?
Les yeux de Cynthia étaient injectés de sang, ses joues maculées de larmes séchées. Pour sa part, Grace pleurait encore. Des lignes humides roulaient sur sa joue.
– Il disait qu’il était Todd, m’expliqua Cynthia. Il n’est pas Todd.
– Je sais. Je sais. Mais lui, c’est bien ton père.
Cynthia tourna les yeux à droite, vers l’homme assis à l’avant de l’Impala, puis les ramena sur moi.
– Non, rétorqua-t-elle. Il lui ressemble peut-être, mais ce n’est pas mon père. Plus maintenant.
Clayton, qui avait entendu l’échange, laissa tomber la tête sur sa poitrine, accablé de honte. Sans regarder Cynthia, il déclara :
– Tu as tous les droits de penser ça. J’en ferais autant à ta place. Je peux uniquement te dire combien je suis désolé, mais je ne suis ni vieux ni idiot au point de penser que tu me pardonneras. Je ne suis même pas sûr que tu le doives.
– Écartez-vous de cette voiture, intervint Jeremy en contournant la Corolla de Cynthia par l’avant, le pistolet pointé vers moi. Reculez un peu plus loin.
– Comment tu as pu faire ça ? demanda Enid à Clayton. Comment tu as pu tout laisser à cette garce ?
– J’avais dit au notaire que tu ne devais en aucun cas voir le testament avant ma mort, répliqua Clayton. Je pense que je vais devoir chercher un nouveau notaire, ajouta-t-il en esquissant un sourire.
– C’était sa secrétaire, expliqua Enid. Il était en vacances, je suis passée à l’étude, j’ai dit que tu voulais y jeter un dernier coup d’œil, à l’hôpital. Alors elle me l’a montré. Espèce de salaud ingrat. Je renonce à ma vie entière pour toi, et voilà comment tu me remercies.
– On y va, maman ? cria Jeremy.
Il se tenait près de la portière de Cynthia, se préparant, je le devinais, à se pencher par la vitre pour démarrer le moteur, enclencher la vitesse, puis reculer et regarder la voiture rouler vers le précipice.
– Hé, maman, répéta-t-il, cette fois moins fort, on ne devrait pas les détacher ? Ça fera bizarre si elles sont attachées dans la voiture, non ? Il faudrait pas plutôt que ça fasse comme si ma… enfin, tu vois… comme si elle l’avait fait elle-même ?
– Qu’est-ce que tu racontes comme bêtise ? vociféra Enid.
– Je dois les assommer d’abord ?
Je n’avais qu’une idée en tête, me ruer sur lui. Essayer de lui arracher son arme, la retourner contre lui. Je risquais d’être blessé moi-même, voire tué, mais si cela signifiait sauver ma femme et ma fille, tant pis. Une fois Jeremy écarté, Enid ne pourrait plus rien faire, en tout cas rien qui nécessite d’utiliser ses jambes. Cynthia et Grace finiraient bien par se libérer et s’enfuir.
Enid ignora son fils et s’adressa de nouveau à Clayton :
– Tu sais quoi ? Tu n’as jamais été capable d’apprécier tout ce que j’ai fait pour toi. Tu as été une pourriture ingrate dès l’instant de notre première rencontre. Un nul lamentable, un bon à rien. Et infidèle, par-dessus le marché. Le pire des péchés, ajouta-t-elle en secouant la tête avec désapprobation.
– Maman ? répéta Jeremy.
Il avait une main sur la poignée de la portière de Cynthia, l’autre pointait toujours le pistolet sur moi.
Peut-être quand il se penchera, songeai-je. Il sera obligé de me tourner le dos, au moins une seconde. Mais s’il arrivait à assommer Cynthia et Grace et démarrer la voiture avant que j’arrive sur lui ? Je pouvais réussir à lui sauter dessus sans avoir le temps d’empêcher la voiture de rouler pardessus bord.
Maintenant. C’était maintenant ou jamais…
Alors j’entendis un moteur démarrer.
Celui de l’Impala.
– Qu’est-ce que tu fous ? hurla Enid à Clayton, assis au volant. Coupe le moteur tout de suite.
Mais Clayton ne lui accordait aucune attention. Il se retourna calmement sur sa gauche. Un petit sourire éclairait son visage. Il semblait presque serein. L’Impala était tout à fait parallèle à la
Toyota de Cynthia. Il fit un signe de la tête à sa fille, et lui déclara :
– Je n’ai jamais, jamais, cessé de t’aimer, ni jamais cessé de penser à toi, à ta mère et à Todd.
– Clayton ! tonna Enid.
Puis Clayton regarda Grace, dont les yeux affleuraient tout juste au-dessus de la portière.
– Je regrette de ne pas t’avoir connue. Grace, mais je suis absolument certain qu’avec une maman comme Cynthia, tu es une petite fille très, très exceptionnelle.
Enfin, Clayton se tourna vers Enid :
– Adieu, misérable vieille salope !
Et il passa la première, enfonça l’accélérateur.
Le moteur rugit. L’Impala bondit en avant, en direction du précipice.
– Maman ! hurla Jeremy, qui, contournant la voiture de Cynthia, se précipita sur la trajectoire de l’Impala, comme s’il pouvait l’arrêter avec son corps.
Peut-être pensa-t-il d’abord que la voiture roulait seulement parce que Clayton avait poussé le levier de vitesse par accident.
Mais ce n’était pas le cas du tout. On aurait plutôt cru que Clayton cherchait à savoir s’il aurait le temps de passer de zéro à quatre-vingt-dix à l’heure sur les cent petits mètres qui le séparaient du bord du précipice.
La voiture projeta Jeremy sur le capot, et c’est là qu’il se trouvait lorsque l’Impala, avec Clayton au volant et Enid hurlant sur le siège passager, plongea dans le vide.
Environ deux secondes plus tard, nous entendions le plouf.